«L’aspirine est un médicament très spécial et je ne pense pas que d’autres molécules puissent être aussi efficaces pour prévenir le cancer et les maladies cardiovasculaires», résume Mangesh Thorat, chercheur postdoctoral au Queen Mary College, à Londres. Il a mené, sous la houlette du chercheur Jack Cuzick, qui dirige le Centre de prévention du cancer de la même université, une vaste étude colligeant tous les essais cliniques accessibles sur le sujet. Publiés en août 2014 dans la revue Annals of Oncology, les résultats sont sans équivoque: la prise quotidienne d’aspirine pendant 10 ans permet de réduire le taux de cancer du côlon de 35%; et de 40% le nombre de décès dus à cette maladie! Ce n’est pas tout. L’aspirine réduit aussi de 30% le risque de cancer de l’œsophage et de l’estomac – et de 35% à 50% la mortalité qui y est associée.
En médecine, rares sont les substances dont l’effet protecteur est aussi radical ! D’autant que plusieurs analyses précédentes, menées notamment par une équipe de l’université d’Oxford, ont montré que l’aspirine réduisait aussi le risque de cancer du sein, de l’ovaire, du pancréas, du poumon et de la prostate. Certes, l’effet est moindre que pour les cancers digestifs, mais la protection oscille tout même entre 9 % et 29 %. Plus encore, en 2012, l’équipe d’Oxford, sous la direction du neurologue Peter Rothwell, fondateur de l’Unité de recherche sur la prévention des accidents vasculaires, a publié plusieurs articles dans The Lancet concluant que l’aspirine réduisait de 30 % à 50% le risque qu’un cancer ne métastase et n’atteigne d’autres organes.
En mai 2017, une analyseincluant plus de 100 000 personnes suivies pendant 32 ans a encore confirmé cet effet protecteur. Ainsi, la prise de 160 mg à 2g d’aspirine par semaine pendant au moins 6 ans a été associée à une baisse de la mortalité totale de 7 % chez les femmes et de 11 % chez les hommes, "principalement liée au moindre risque de mortalité par cancer", dit l'étude (mise à jour).
« Cette réduction de la mortalité par cancer peut sembler modeste mais elle est comparable au sur-risque de décès par cancer lié à l’obésité », a expliqué le Docteur Yin Cao (Massachusetts General Hospital et Harvard Medical School, Boston, Etats-Unis). Bien que plusieurs travaux aient déjà montré une association entre l’aspirine et une baisse du risque de mortalité, notamment par cancer, il s’agit de la première fois que les bénéfices de l’aspirine sur la mortalité globale et sur la mortalité par cancer sont évalués dans deux grandes cohortes prospectives sur le long terme.
Parmi les cancers, la réduction du risque de mortalité était plus prononcée pour les cancers colorectaux : - 31 % pour les femmes et - 30 % pour les hommes mais elle était également importante pour les cancers du sein, de la prostate et du poumon.
La consommation d’aspirine a été évaluée à l’entrée dans les études et tous les deux ans avec un suivi de plus de 90 %. Au cours du suivi, 22 094 femmes et 14 749 hommes sont décédés, dont 8 271 femmes et 4 591 hommes d’un cancer. Les bénéfices associés à l’aspirine sont apparus dès la consommation de 0,5 à 1,5 comprimé de 325 mg par semaine, soit l’équivalent d’une aspirine par jour à faible dose par semaine pendant au moins 6 ans chez les hommes comme chez les femmes.
Tout le monde sous aspirine?
Alors, faut-il mettre tout le monde sous aspirine ? Certains chercheurs affirment que oui, d’autres restent sceptiques. John Potter, professeur émérite d’épidémiologie à l’université de Washington, se penche depuis longtemps sur la pertinence d’une prévention pharmacologique des cancers. « On évite de traiter le cancer avec un seul médicament de chimiothérapie, pour limiter les résistances. Cela a-t-il du sens d’utiliser une seule molécule pour prévenir les cancers ? » s’interroge-t-il.
Le doute est ravivé par le fait qu’en mai 2014, l’Agence américaine du médicament (FDA) a déconseillé l’utilisation d’aspirine dans la population générale pour prévenir les problèmes cardiovasculaires, arguant que cette pratique n’est efficace que chez les personnes ayant déjà subi un AVC ou une crise cardiaque. Pour les individus en bonne santé, le risque lié à la prise de l’anticoagulant serait trop élevé. Ses effets secondaires sont en effet nombreux ; et non négligeables : hémorragies digestives, ulcères gastriques et perforations, saignements divers…
La vaste analyse publiée récemment pourrait toutefois amener la FDA à revoir sa copie. Jack Cuzick et Mangesh Thorat ont indéniablement les chiffres dans leur camp. Leur analyse est la première à démontrer clairement que, passé un certain âge, les bénéfices de la prise d’aspirine dans le but de prévenir le cancer surpassent les risques liés à ses effets secondaires. En bref ? Si 1000 personnes de plus de 60 ans prenaient de l’aspirine quotidiennement pendant 10 ans, cela permettrait d’éviter 16 décès dus au cancer et un décès par crise cardiaque. On pourrait en revanche déplorer deux morts de plus, du fait de saignements causés par le médicament.
Pour Cuzick, la conclusion est claire. « Prendre de l’aspirine est la chose la plus importante à faire pour réduire le cancer, après l’arrêt du tabac et la lutte contre l’obésité, et ce sera sûrement une mesure plus facile à appliquer », affirme-t-il dans un communiqué de presse. Il calcule qu’au Royaume-Uni, cette stratégie permettrait de sauver plus de 120 000 vies en 20 ans. « Je pense que tous les adultes de plus de 50 ans devraient prendre de l’aspirine à titre préventif, à moins qu’ils n’aient un problème connu de saignement », nous confirme-t-il.
« Nous avons estimé les risques dans la population générale, à partir d’analyses incluant plus de 95 000 personnes, ajoute Mangesh Thorat, son collaborateur. S’il est vrai que l’aspirine augmente le risque de saignement en général, aucune des études ne fait état d’une augmentation des saignements mortels de type hémorragie cérébrale. Dans notre analyse, on a fait comme si les saignements fatals augmentaient autant que les autres saignements. On a donc surestimé volontairement les risques, et malgré cela le bénéfice est net.»
Et d’ajouter, avec bon sens : « On ne peut pas nier le fait qu’entre des saignements non fatals qui nécessitent une visite à l’urgence et un diagnostic de cancer, la plupart des gens choisiraient la première option. »
Pas assez chère...
Si les preuves sont là, la mise en pratique n’est pas aisée pour autant. « Il reste encore à déterminer la durée d’utilisation la plus appropriée. Les effets se voient dès la cinquième année, mais sont plus importants après 10 ans. On ne sait cependant pas s’il y a un âge à partir duquel les risques l’emportent sur les bénéfices. La dose optimale n’est pas non plus connue, car il n’y a pas eu d’études permettant de comparer les dosages », peut-on lire dans l’analyse de Cuzick.
Il faut dire que l’aspirine présente un gros « défaut ». Le brevet de ce médicament commercialisé depuis 1899 a expiré il y a belle lurette. Or, pour faire la preuve d’un effet préventif, il faut mener des essais incluant des milliers de patients suivis sur de longues périodes… Donc, pouvoir compter sur beaucoup d’argent. « Mais vu qu’il n’y a plus de propriété intellectuelle pour l’aspirine, les compagnies pharmaceutiques ne sont pas intéressées à investir dans la recherche. S’il s’agissait d’une nouvelle molécule, nul doute que ce serait un blockbuster », souligne Mangesh Thorat.
Heureusement, les promesses anti-cancer de l’aspirine ont piqué l’intérêt de nombreux financeurs publics. Plusieurs essais cliniques sont en cours ou sur le point de démarrer, dont l’essai américain ASPREE, qui évaluera, auprès de 19 000 personnes, le rapport bénéfices/risques de l’aspirine après 65 ans. Ou encore l’essai ADD-Aspirin, qui permettra de déterminer si l’aspirine permet de prolonger la survie des personnes atteintes de cancer, après une chirurgie, une chimiothérapie ou une radiothérapie.
Un médicament mystère
En attendant les résultats (en 2025 !), les chercheurs doivent encore plancher sur le mode d’action de ce médicament. Car aussi bizarre que cela puisse paraître, on sait encore très peu de choses sur l’acide salicylique, le principe actif de l’aspirine...
« Le mystère de l’aspirine s’explique principalement par le fait que l’acide salicylique est une toute petite molécule. Elle peut se lier à de nombreuses protéines, et elle agit donc à de multiples niveaux. On ne cesse de découvrir de nouvelles cibles ! » explique Gregory Steinberg, professeur d’endocrinologie à l’université McMaster, en Ontario.
Certes, on sait que l’inflammation chronique contribue au développement de nombreuses maladies, dont le cancer. En inhibant la synthèse des prostaglandines – des molécules impliquées dans la réaction inflammatoire –, l’aspirine réduit l’inflammation. « Mais cet effet n’explique pas, à lui seul, l’action anti-cancer », précise le chercheur.
Il y a deux ans, le professeur, en collaboration avec des équipes écossaise et australienne, révélait dans la revue Science un mode d’action jusque-là inconnu de l’acide salicylique : il active une protéine appelée AMPK, impliquée dans la croissance cellulaire. « L’AMPK contrôle le métabolisme dans les cellules. Il faut savoir que la plupart des cellules tumorales consomment énormément de glucose pour proliférer.
Lorsque l’AMPK est activée, la cellule bascule dans un mode moins consommateur d’énergie, et sa croissance est ralentie », détaille Greg Steinberg, qui s’apprête à publier un deuxième article sur les mécanismes anticancéreux de l’aspirine et de l’un de ses dérivés, plus sécuritaire, le salsalate.
« Dans le tube digestif, après consommation d’aspirine, on sait que les doses d’acide salicylique sont suffisantes pour activer l’AMPK, et c’est justement sur les cancers digestifs que son effet protecteur est le plus prononcé », ajoute-t-il, apportant une explication plausible aux vertus anticancéreuses de ce médicament qui n’a pas fini de faire des adeptes.